J’ai choisi un métier qui m’oblige à aller dans des endroits où vous ne pouvez pas aller. Je suis photoreporter. Je parcours le monde, surtout les zones de conflit. Mon métier, c’est de vous faire voir des choses que vous n’avez pas toujours envie de voir. Paradoxalement, mon métier, c’est de vous faire voir le gris. En août 2004, j’ai débarqué en Afghanistan. J’avais des idées préconçues et des préjugés plein la tête.Quand je me suis retrouvée dans un attentat en 2005 d’où je suis sortie miraculeusement indemne, j’ai repris la réalité en pleine poire.
L’année d’après, j’ai été embarquée avec l’armée américaine. Je ne les connaissais pas encore. Mais d’avance, je les détestais. Des brutes qui malmenaient les afghans. Coincés tous ensemble sur un avant-poste à la frontière avec le Pakistan. On attend. On attend que quelque chose se passe… En fait, ils sont jeunes, marrants. Je les trouve même plutôt sympas. Je commence à m’attacher à eux. Mais un soir Mike, 19 ans, se tape un fou rire « une fois j’ai tiré une roquette sur un mec, un taliban…je crois. Il a pris feu, et il a couru comme un poulet fou… Trop drôle… » Moi, ça ne me fait pas rire… Mais je comprends que la guerre déshumanise l’ennemi. A tout voir en noir et blanc, l’autre en face n’est plus rien.
Pourtant cet autre en face, je l’ai rencontré. Avec Éric de Lavarène et Claire Billet, nous avons été les premiers occidentaux à rencontrer les talibans.
Pour le trajet, avec Claire nous avons dû enfiler nos burqas. Il y a truc que j’aime bien pour faire passer la vision engrillagée, je mets mon ipod et j’écoute à fond « Like a Virgin » de Madonna.
Après une longue route parcourue en silence dans une chaleur étouffante, nous voici face à ces horribles personnages dont on nous parlait tant.
On finit tous par se détendre. Les jeunes combattants nous offrent des jus de fruit, des gâteaux, nous sortent tout leur répertoire anglais. Et puis … Britney Spears ! C’est la sonnerie de téléphone de l’un d’eux. Ils font des selfies avec nous en se marrant. Ca alors ! Ce sont eux les talibans ?
En fait, je me rends compte des points communs qui existent entre les insurges et les jeunes GI américains. Avec ces photos j’ai fait un choix peut-être choquant mais pertinent à mes yeux, celui de mettre en avant les similitudes de ces ennemis. Qui pourtant ne se considèrent même plus comme des hommes.
Mais c’est une guerre et dans une guerre, il y a des victimes. Le 18 août 2008. 10 soldats français sont tués dans une embuscade à Uzbin. J’ai été envoyée pour couvrir le coté afghan de l’histoire. Vague. Pas facile. Par expérience, je sais qu’après chaque attaque, il y a une riposte aérienne. Et malheureusement, trop souvent des victimes collatérales. 3 villages proches du lieu de l’embuscade ont été bombardés.
Je décide de me rendre sur place mais la zone est contrôlée par les talibans. Je dois donc leur demander l’autorisation. Une burqa, une longue route, une escorte. Comme toujours j’ai le trac, j’ai peur. Soudain, des silhouettes se dressent en haut de la colline et descendent vers nous. Ce sont eux. Je leur explique mon projet mais leur chef refuse. Puis quelque chose attire mon regard. Un des combattants porte une arme qui m’a l’air tout à fait moderne. Je demande quelle est donc cette nouvelle arme. « Elle était à un des soldats français que nous avons tués il y a quelques jours » ??? . Sans le savoir, j’étais tombée sur les insurgés responsables de l’embuscade qui a couté la vie aux soldats français et à leur fixeur.
Pour avoir fait ces photos que vous venez de voir j’ai été attaquée. J’ai reçu des menaces de mort. Mes parents ont reçu des lettres franchement désagréables, ils ont perdu des amis.
On m’a accusée d’avoir payé 50 000 euros les talibans. C’est bien évidemment complètement idiot et irréaliste. Nous ne payons jamais les personnes que nous photographions pour des raisons éthiques. Mais surtout vous imaginez bien qu’une reporter ne se trimballerait jamais avec une telle somme.
On m’a accusée aussi de faire leur propagande. Ne soyons pas dupes. A partir du moment oùu des personnes décident de consacrer du temps à des journalistes, c’est qu’ils ont envie de faire passer un message.
On m’a accusée de trahir mon pays, d’être antipatriotique. Pourquoi ? Parce que j’ai osé mettre un visage sur l’ennemi ? Je n’ai pourtant rien montré qui manquait de respect envers les soldats tombés même si je comprends que ce reportage ait été difficile pour les proches des victimes. Pourtant certains parents m’ont remerciée parce qu’ils avaient soif de vérité, même douloureuse.
Je n’essaie pas de justifier les actes terribles commis par les talibans. Je veux juste vous donner un maximum d’info pour vous puissiez vous faire une idée aussi juste que possible.
Parce que oui c’est plus facile d’accepter un monde où il n’y a que des gentils et des méchants. Mais dans une guerre c’est rarement le cas. Une guerre ce n’est ni blanc ni noir, c’est sale, c’est compliqué. C’est gris.
Ces zones de gris je les ai rencontrées dans d’autres endroits du monde.
Par exemple dans le Delta du Niger. Cette partie du pays est pourrie par le pétrole. Les gens ne peuvent plus rien y faire pousser. Tandis que certains s’en mettent plein les poches : les politiciens, les rois locaux, l’armée.
C’est là que s’est formé le MEND, Mouvement d’Emancipation du Delta du Niger. Leur truc, c’est le kidnapping, l’attaque des plateformes et le marché noir du pétrole. L’argent est ensuite censé être redistribué. Avec Manon Querouil, la journaliste avec qui je travaille, nous voulions rencontrer, Ateke, est un des grands chefs de ces prétendus Robin des Bois des temps modernes. Pourchassé par l’armée, il se cache dans la mangrove.
En guise de Robin des Bois, nous avons rencontré un petit rondouillard sans charisme. Affalé dans un énorme canapé, il nous reçoit avec une bouteille de Veuve Cliquot tiède. En fait, ils sont directement payés par les compagnies pétrolières pour ne pas les attaquer. Ils ont plein de fric, ils s’emmerdent. Attirées par la poule aux œufs d’or, les jeunes femmes des alentours viennent les distraire… D’ailleurs ce petit gros a jeté son dévolu sur ma copine. J’ai dû jouer la grande sœur. Lui expliquer qu’en France, avant de coucher on devait se marier. Il a eu l’air un peu déconfit. Mais finalement il a accepté de nous renvoyer en ville pour que nous puissions faire nos emplettes de filles.
Ateke doit toujours attendre son épouse envolée.
Longtemps ennemi public numéro 1 du Nigeria, Ateke est paraît-il aujourd’hui un ami intime du nouveau président Jonathan Goodluck. Et l’un des hommes les plus riches du pays. En fait, les Robins des Bois sont des brigands comme les autres…
Le noir et blanc c’est pour les contes. La vraie vie c’est plus perturbant, c’est plus complexe, plus intéressant aussi.
La complexité des situations, le Nigeria en connaît beaucoup. J’ai pu encore m’en rendre compte dans le Nord du pays, sur les traces de Boko Haram. Je n’ai pas pu les rencontrer. Mais avec Manon, nous nous sommes rendu compte que les racines du mal étaient plus complexes. Depuis au moins 10 ans, il y a une véritable guerre entre l’armée et Boko haram – Œil pour œil, dent pour dent-. L’armée nigériane incendie des madrassas, Boko Haram brûle des écoles,. l’armée enlève des femmes et des enfants suspectés d’être liés aux membres de la secte, Boko Haram kidnappe des jeunes filles.
La vérité, c’est que le nord du pays a été abandonné par le gouvernement. Il n’y a rien. Laissés pour compte, les nordistes sont devenus amers. La secte de Boko Haram a su utiliser cette rancœur pour appâter les jeunes. Et l’attitude de cette armée corrompue a fini par déclencher une série d’abominations toutes plus tragiques les unes que les autres. Jusqu’à l’enlèvement de 219 lycéennes qui a enfin fini par attirer notre attention.
Entendons- nous bien, rien de ce que nous avons pu découvrir ne légitime de kidnapper et réduire des jeunes filles en esclavage. Aller à la rencontre de l’ennemi ce n’est pas l’excuser.
Je ne veux pas me faire la porte-parole des talibans, du Mend, du Boko Haram ou des autres. Je ne veux en aucun cas trouver des excuses à leurs agissements ignobles.
Mais, je trouve important d’essayer de comprendre, de connaître pour mieux résoudre. Beaucoup d’erreurs auraient pu, je crois, être évitées si nous avions eu une meilleure connaissance du terrain et des gens.
Parce que le noir et blanc ne fonctionnent pas.
Parce qu’en Afghanistan, les jeunes gens qui se battent dans les 2 camps ne sont pas si différents.
Parce que Ateke et autres Robin des Bois restent des bandits comme les autres
Parce que les racines de Boko Haram sont plus complexes qu’elles ne paraissent.
C’est plus élégant une image en noir et blanc. Mais c’est simplistes et surtout c’est FAUX. La couleur c’est moins absolue, c’est plus brouillon, mais c’est tellement plus vrai.
Je veux vous montrer le monde en couleurs et en gris. Je veux continuer à vous faire découvrir, les GI américains, les talibans, les femmes-flics, le MEND, les pirates en Somalie, les rebelles Touaregs au Mali, les hommes flèches au Sud Soudan, les Arbacai, les petites voleuses du métro en Roumanie, les pilleuses de sable au Cap Vert, les Peshmergas et autres PKK au Kurdistan, ces rebelles, ces terroristes à travers le monde, pour que vous puissiez vous faire une idée en connaissance de cause.
Nous, les journalistes, nous sommes là pour ça, parfois au péril de notre vie. Aller là où vous ne pouvez pas aller et vous faire voir ce que parfois vous ne voulez pas voir. Vous avez droit à la vérité. Exigez la.